Aujourd’hui, c’est jour de scrabble à la salle polyvalente. Odette est là, elle aussi s’est arrangée pour l’occasion. La vieille dame se gratte la tête en regardant une fois de plus les sept lettres de son jeu. C’est à Odette de jouer. Ils sont quatre autour du plateau, et il a fallu qu’au tirage au sort, Odette soit avec elle. La vieille dame la déteste cordialement depuis l’école communale. Soit trois quarts de siècle.
- Bon Odette, quoi qu’tu fous avec tes lettres ? Tu t’endors dessus ? A ce rythme-là, je s’ra morte avant qu’tu t’sois décidée !
- Ben dis-donc, la Jocelyne, sois pâs si pressée, quoi qu’ca peut t’foutre, si j’y prends mon temps à rafléchir à mes lettres ? T’as ti donc qu’Eque chose à fa’re chez toué pour pas tenir en place comme si qu’t’avais l’var solitâre ? T’es pourtant point une jeunesse, t’y devrais savouère te t’nir maintenant !
La vieille dame voit rouge. Elle n’aime pas son prénom. Jocelyne ! A se demander où ses parents avaient la tête quand ils l’ont prénommée de la sorte ! C’est une histoire de parrain qui ne voulait pas être parrain si l’enfant s’appelait autrement que du nom de sa mère, parait-il… N’empêche que depuis qu’elle a huit ans, la vieille dame se fait appeler Perrine. Plus personne ne se souvient de son véritable nom de baptême. Personne excepté Odette ! Ah celle-là !
La vieille dame se décide. Ce sera « calamar », à partir du « cal » posé par la peste en face d’elle. Onze points pour elle, dix pour l’autre. Aujourd’hui, la vieille dame est en grande forme et ca va barder pour l’ennemie. Hubert et Jeannot, leurs voisins de table, glissent par instant un coup d’œil vers les deux adversaires. Leurs colères sont célèbres jusque dans les maisons de retraite de la ville voisine et côté distraction, rien ne vaut une bonne prise de bec entre octogénaires. Lors des rencontres de belote, le tirage « au sort » est truqué pour éviter qu’elles ne se retrouvent dans la même équipe.
Odette riposte : « vieille » pour 16 points. La garce coule un regard lourd de sens à la vieille dame qui proteste :
« -Ben quoué ? Tu marques ton mot pis tu me r’ga ‘de comme si tes deux mois de moins qu’moé t’faisaient une jeunesse ! Sans offense, j’suis plus vaillante que toué, moé ! »
- Sans offense, sans offense, Jocelyne… A toué de jouer, j’te signale. »
La vieille dame se concentre. Le plateau fait partie des armes ? Très bien. Réglons nos comptes et pour cela il faut trouver un bon mot, qui vexe, qui mouche et qui rapporte des points pour la battre à tous les niveaux et lui clouer le bec. Voyons voir…
La vieille dame place son mot et compte à voix haute :
« - Alors, « vieille », j’mets « peau », ca me fait 6, mot compte double, 12. Oh ben le hasard, ca fait vieille peau… T’as vu ça ? » Elle sourit et se paie le culot de rougir un brin sous l’œil noir de son ancienne camarade de classe. Jeannot, qui a vécu trente ans dans la maison voisine de la vieille dame et la connaît presque pat cœur, interroge avec délicatesse : « Alors les filles, qui qu’c’est t-y qui gagne ? La plus tendre des deux tourterelles ? » Mais il ne reçoit aucune réponse, les tourterelles sont présentement des lionnes.
Odette est furieuse et se venge.
« Vache ! Quatre plus un qui compte double ; six ; plus trois : neuf ; plus quatre qu’é double, dix-sept et un, dix-huit. Tu remarques que si on s’occupe que des noms féminins qu’y là, on a vieille, vieille peau, vieille vache et vieille peau d’vache. Le hasard, dis donc… Il fait drôlement les choses…
- Oui, le hasard, des fois… »
La vieille dame est menée et agacée. Un peu. Juste ce qu’il faut pour avoir la 'gniak', et réduire l’adversaire en chair à pâté. Sans violence. Elle riposte : « garce ». Ca ne fait que huit points mais le message est clair.
« - J’te redis rien sur les mots féminins du plateau, t’auras vu toute seule que vraiment le hasard… »
« - « Vacheries », au pluriel, plus dix-huit points, c’qui m’fait un total de 62 points. Et toi ?
- T’occupes, ca va pas durer. Té, r’ga’des. J’mets « obésités » au pluriel aussi, ca me fait 61 points, vu que je place les 7lettres d’un coup. Plus les 31 d’avant ca m’fait un score de 92. T’es à comben, toué, j’me rappelle plus c’que t’as dit ? » Et de lancer un regard vers le respectable embonpoint d’Odette…
La vieille dame jubile. Jeannot et Hubert se délectent, en connaisseurs, de leur échange. Hubert a la belle couleur d’une écrevisse, il doit contenir son rire tonitruant aussi longtemps que possible, car il sait que s’il manifeste son soutien à l’une ou à l’autre, ou son amusement, la partie sera arrêtée par l’une des vieilles, vexée. Alors il joue les arcs-en-ciel, en silence et Jeannot se charge de lui expédier un coup de savate bien senti dans les jambes pour que les larmes qui coulent de ses yeux puissent s’expliquer par la douleur causée par son mauvais perdant d’adversaire et non par le rire qui l’ébranle.
« - « Mixerez » 52 points. Soit un total de 114. J’t’a doublée. Tiens, en parlant de mixer, t’as t’y vu ton dentiste pour ton nouveau dentier? Si t’arraches un chicot qu’est à toué, va falloir trouver remplacer le trou par une fausse dent… Sinon, manger va te paraître ben moins soupatique… Enfin, tu fâs ben comme tu veux.
- Oui, oui, j’l’a vu mon dentiste, il m’f’ra mon dentier pis mes enfants aideront si ma pension suffit pas. Dis et ton fils, y t’fous la paix avec le notaire pis qu’y faut que tu mettes tes affaires en ordre ? Il l’a’ra ben tôt ou tard, l’héritage ! Peut-y point t’laisser tranquille avec ça ? Je pose « avide » tiens, y’a qu’à ca qui m’fasse penser ! »
Ses paroles sont cruelles, mais la vieille dame ne les regrette pas, à son âge, à quoi bon ? Pourtant, les regards de reproche de Jeannot et Hubert la gênent. Alors, parce qu’elle a menti en prétendant que ses enfants l’aideraient à payer son dentier, elle offre à Odette une sorte de lot de consolation : « t’as treize points d’avance. » Hubert abaisse et relève laborieusement les paupières. C’est le vestige du clin d’œil ravageur de sa jeunesse. La vieille dame est absoute.
« - « Jalousie ! » s’écrie Odette.
- Pardon ? sursaute Perrine.
- Les sept lettres, pis mot compte double ca fait 80 points ! J’mène à 194 contre 101, te v’là foutue !
- Chuis pas encore morte ! »
N’empêche que ca va être dur à remonter comme score, ca… Mais la vieille dame a de bonnes lettres : a, e, e, b, l, s et t. Tablées ? Sable ? Non, mieux encore ! Odette a posé jalousie, sauf que côté origines, la vieille dame n’a pas à rougir : elle a grandi dans une étable, a eu une enfance très pauvre, elle s’est mariée et en travaillant dur toute sa vie, elle se retrouve à la fin de la sienne avec une pimpante maisonnette. Alors non, elle n’est pas jalouse, elle est fière ! Tandis que la riche enfant Odette, elle a épousé un bonhomme qu’ a mangé la chandelle par les deux bouts et si le fiston insiste autant sur l’héritage c’est pour mettre le peu qui reste à l’abri. Alors pour rappeler tout ca à Odette sans rien dire et puis aussi pour reprendre de l’avance côté points, la vieille dame pose « étables » ce qui rapporte 83 points. Et Odette n’a plus que 10 points d’avance. Non mais !
Odette a très bien compris tout ce qui se cachait derrière le mot précédent. Elle pose « yoga » avec fierté pour souligner combien, depuis qu’elle le pratique, elle est détachée des choses bassement matérielles. Avec seize points, elle creuse l’écart, en plus !
« - Le python, c’est ben une sorte de serpent ? Oui ? ben j’le mets, alors j’trouve que ca correspond pas trop mal. J’aurai aimé vipère, mais bon…
- Ca correspond à quoué ?
- Beh… Euh… Je pensais à ma recette de vipérine ! donc j’a pensé aux serpents pis de fil en aiguille, vipère, python, cobra… Puis en voyant mot compte triple, j’a plus hésité ! Ca m’fait 34 points d’avance c’te foé ! A toé de jouer !
- Hum, oui, j’voué. « moquer » plus 18. Pis tais-toué donc, j’a b’soin d’silence pour m’concentrer. »
Odette joue « moquer ». La vieille dame a sur son chevalet le mot kiwi qu’elle en peut poser nulle part pour l’instant, alors elle pose le ‘r’ pour écrire « or », qu’elle mettra au pluriel au tour prochain en posant ses kiwis au pluriel. Si Odette ne lui pique pas sa place, elle en est bien capable, la greluche ! Non, elle a posé « clef » pour onze points. Ouf ! La vieille dame installe sur le plateau ses kiwis, confortablement, en mot compte triple, elle savoure ses 75 points. Elle mène avec 321 contre 239. Dans les choux l’Odette ! C’est une belle journée. Il pleut à verse dehors, mais qu’importe, il est des petits plaisirs qui métamorphosent tout, même une météo pourrie. Odette pose « fureta » avec une case mot compte triple, la vieille dame se penche, manquerait plus qu’elle se fasse battre avec les presque dernières lettres ! Mais cela ne donne que trente points. Tant pis pour l’allusion à son côté commère, la vieille dame pose ‘tutu’ pour se débarrasser des deux ‘t’ qui l’encombrent. Quatre points, ce n’est pas brillant et ca ne rappelle rien à Odette, c’est dommage. Elle tâchera de faire mieux au prochain tour. Odette s’adoucit elle aussi –la faute aux lettres qui restent, avec des limites de place, ca freine les langues les plus acerbes !- et inscrit « donna »pour trois points de plus que la vieille dame. « lofa. »Ca fait peu de points mais c’est un plaisir de lui montrer qu’elle a un vocabulaire plus étendu . La vieille chouette lui demande sèchement si c’est vraiment dans le dictionnaire, ca ! La vieille dame explicite, condescendante. Jeannot se tortille et Hubert confirme. Ils ont fini leur partie.
« -Pff ! Vraiment plus rien à tirer de ces lettres, hein la Jocelyne, t’es t’y pas d’accord ? On arrête là ? c’est quoué le score ? Ah tu mènes ? Ben non, on continue, alors !
- Oh non, vraiment plus rien à écrire d’intéressant ! répond la vieille dame. Mais elle mène toujours le score, ça la console. Elle sourit. Même si Odette finit la première en posant triomphalement « nuée » à partir du « e » d’’avide’ de tout à l’heure pour son fils et que ca lui rajoute 4 points que ca retranche au score de la vieille dame. Hubert se saisit de leur calepin et annonce solennellement les totaux :
- « Perrine : 327, Odette : 286. Bravo Perrine t’as gagné ! Allez, mes tourterelles, les organisatrices ont installé le goûter faut aller manger les gâteaux et picoler le jus d’orange !
- Odette, je te déconseille le jus d’orange, ca donne des aigreurs d’estomac, alors en plus de ta défaite, c’est pas bon pour toi ! blague Jeannot, qui a repris des couleurs humaines.
- Sans rancune, les filles ?
Les deux vieilles échangent un regard assassin et clament de concert : « Non, voyons ! On n’est plus des gamines !» La bouche en cœur…